Chapitre 14

 

Après le départ d’Adam et de Dom, mon grand frère m’abandonna aux loups en se précipitant dans sa chambre. J’aurais aimé lui rappeler combien cela avait bien marché la dernière fois qu’il m’avait laissée seule avec Brian, mais je parvins à me retenir. Quand la porte claqua derrière lui, un silence dense et oppressant s’installa dans le salon.

Brian était toujours assis sur le canapé. Pour ma part, j’étais bien trop nerveuse pour tenir en place. Je décidai de vaquer dans le salon en faisant mine de ranger pendant que j’essayais de rassembler mes esprits. Et de me convaincre que sauter dans les bras de Brian pour l’embrasser de manière insensée était une très mauvaise idée.

Il émit un soupir tranquille et ma gorge se serra.

— Tu as prévu de me regarder ou de me parler à un moment donné ? demanda-t-il. Ou tu vas te contenter de m’ignorer et de faire comme si je n’étais pas là ?

J’avais pris une pile de magazines sur la table basse mais, après cette gentille réprimande, je les laissai tomber à l’extrémité de la table et me forçai à m’asseoir pour l’affronter.

— Désolée, dis-je. C’est un peu embarrassant, tu sais.

Les bras croisés, il s’enfonça dans les coussins du canapé. Comme je réalisai qu’aucun de nous n’était particulièrement aux aguets, je pris un des Taser et changeai de position pour avoir une ligne de tir dégagée sur la porte en cas de besoin. Ce qui ne me sauva pas du regard interrogateur de Brian.

— Ton ami Adam semble penser que tu m’aimes encore.

Je grimaçai au souvenir d’Adam beuglant quelque chose dans le genre quand il avait ramené Brian à l’appartement. J’avais espéré que Brian serait trop perturbé par toute la scène pour y prêter attention. Je n’avais apparemment droit à aucun répit ces derniers temps.

— S’il a raison, continua Brian sans pitié, pourquoi tiens-tu tant à me repousser ?

J’avalai la boule dans ma gorge. Je pouvais toujours essayer de nier que je l’aimais, mais à qui ferais-je croire ça ? Certainement pas à Brian !

— Parce que je ne voulais pas te mêler à toute cette merde.

Il pencha la tête. Son instinct d’avocat se réveillait.

— En d’autres mots, tu savais que tu étais toujours en danger après que ce démon avait abandonné ton frère.

J’acquiesçai à contrecœur tout en regardant le Taser sur mes genoux.

— Et la situation n’est pas près de changer. (Je me contraignis à lever les yeux pour affronter le regard de Brian.) Tu as déjà été torturé à cause de moi. Je ne veux pas que ça se reproduise.

Il serra les mâchoires d’un air sinistre.

— Tu es vraiment un numéro, tu sais ? Est-ce qu’il t’est jamais venu à l’esprit que j’étais un grand garçon et que je pouvais décider par moi-même des risques que je souhaitais prendre ?

J’étais supposée repousser mon petit ami et, manifestement, tout ce que je disais ne faisait que le rapprocher de moi. Je secouai la tête, frustrée.

— Tu n’es pas en mesure de prendre une décision en connaissance de cause dans cette affaire. Il y a trop de choses que je ne peux pas te confier. Je ne peux que te supplier de m’écouter et de te tenir à l’écart. (Je fronçai les sourcils.) Une fois que tu pourras le faire en toute sécurité.

— Je ne suis pas certain d’en être capable, Morgane.

Comme d’habitude, ma bouche se mit en branle avant que mon cerveau ait le temps de la rattraper.

— Tu t’en es pourtant très bien sorti ces derniers temps.

Je sentis mes joues s’enflammer. Même en cachant mes yeux derrière ma main – comme si je pouvais me cacher à ma propre stupidité –, je vis l’étincelle de triomphe dans les yeux de Brian. Il ne répondit pas mais je compris que sa subite disparition de ma vie ne signifiait pas ce que j’avais cru.

L’indignation et ma langue galopante m’aidèrent à dissiper mon agacement.

— Tu n’avais pas vraiment laissé tomber, dis-je d’un ton accusateur. Tu t’amusais juste avec moi !

Il haussa les épaules, l’air toujours suffisant.

— Tu sais ce qu’on dit, loin des yeux, loin du cœur. J’avais envie de tester cette théorie.

Et, qu’il soit maudit, cette petite expérience avait fonctionné. Quand il m’avait harcelée sans arrêt, m’envoyant des fleurs et des lettres d’amour, essayant toutes les tactiques romantiques connues au monde, il m’avait été presque facile d’être mon moi normal et paradoxal. On me pousse, je réponds tout de suite. Plus fort, si possible.

— Tu es un sacré manipulateur, lui dis-je.

Mais ma voix n’était pas assez enflammée pour rendre ma réplique cinglante.

— Chérie, je suis avocat. Je suis payé – et bien payé, on peut le dire – pour être un sacré manipulateur. Alors maintenant que tout cela est réglé, peut-on aller au lit et baiser comme des bêtes ? Tu m’as manqué en bien des domaines.

Il haussa les sourcils de manière comique à mon intention.

La tentation suffisait à me faire me tortiller sur place. Je doutais qu’il m’ait pardonné, je doutais même qu’une séance de baise sauvage arrangerait les choses entre nous après tout ce que j’avais fait pour saboter notre relation. Mais cela m’aurait fait tellement de bien de m’abandonner à lui, rien qu’un petit instant.

J’essayai de ne pas penser à ce que le corps de Brian provoquait quand il était serré contre le mien. J’essayai de ne pas penser à cette alchimie physique entre nous qui mettait littéralement le feu au lit lorsque nous étions ensemble. J’essayai de ne pas penser à tout ce que je laissais derrière moi en renonçant à lui.

— Désolée, dis-je. Je ne m’adonne pas à une baise sauvage quand un démon psychopathe peut enfoncer ma porte à n’importe quel moment.

Je pensais avoir trouvé une sacrée bonne excuse. Il me sourit.

— Nous n’avons qu’à demander à Andrew de monter la garde pendant que nous baiserons comme des sauvages.

Je retins ma soudaine envie de lui sourire.

— Je ne fais pas l’amour de quelque sorte que ce soit quand mon frère se trouve dans la pièce voisine. C’est juste… brrr.

Je fronçai le nez et Brian éclata de rire.

— Je suis sûr que ton frère sait que tu n’es plus vierge, commença Brian avant que je lui fasse le signe de me trancher la gorge.

— Stop ! Je ne fais pas l’amour avec toi et je ne reviens pas avec toi. C’est fini. Maintenant pourrait-on parler d’autre chose ? Ou, mieux encore, peut-être y a-t-il un bon programme à la télé ?

J’attrapai la télécommande pour allumer le téléviseur, cherchant désespérément à me sortir des sables mouvants que je traversais. De toute évidence, je ne m’en porterais que mieux si je gardais la bouche close.

Je m’attendais à ce que Brian proteste, au lieu de quoi il s’enfonça dans les coussins pour se mettre à l’aise. Il savait qu’il était allé aussi loin que possible. Comme tout bon prédateur, il savait quand battre en retraite et attendre que sa proie commette une erreur fatale.

Je me sentais comme une gazelle avec une troupe de lions aux fesses. D’une manière ou d’une autre, il allait falloir que je trouve un moyen de courir plus vite.

 

Brian, Andy et moi prîmes chacun notre tour de garde de deux heures. Celui qui tirait la courte paille pour un tour de garde devait rester dans le salon et surveiller la porte pendant que les deux autres dormaient. Brian, bien sûr, voulut dormir dans mon lit. Je lui répondis qu’il pouvait y dormir quand c’était mon tour de monter la garde et le défiai de continuer à me provoquer. Il battit en retraite, avec sagesse.

Après un rapide cours de Taser 101, Andy prit le premier tour et je me réfugiai dans ma chambre. Mon corps était lourd d’épuisement, pas seulement physique. Pourtant j’eus du mal à m’endormir. Pouvais-je faire confiance à mes colocataires pour garder la porte ? Sans compter que mon esprit perfide ne cessait d’invoquer des images de Brian, nu et plein de désir, couché dans le lit près de moi.

Je parvins tout de même à m’assoupir pour rêver encore une fois de Lugh. Rétrospectivement, je devais sentir qu’il aurait à me parler cette nuit-là, et c’était sans doute pour cette raison que j’avais eu tant de mal à m’endormir. Pour un démon, c’est vraiment un type bien, et je l’apprécie beaucoup. Mais sa capacité à lire les sombres recoins de mon esprit – et son insistance à partager ce qu’il voit – me fiche vraiment les pétoches. J’ai des raisons d’éteindre les lumières métaphoriques dans ces recoins.

Au moins, nous étions de retour dans son salon. L’arrivée de Brian avait mis mes hormones en ébullition et je n’étais pas certaine de pouvoir résister aux charmes de Lugh si nous nous étions trouvés dans sa chambre.

Lugh avait l’air différent aujourd’hui. Pas de cuir noir. Il portait un jean moulant et une chemise blanche unie avec une paire de chaussures de sport d’un blanc immaculé. Je savais exactement ce qu’il manigançait. Quand j’avais des pensées impures concernant Adam, Lugh apparaissait dans mes rêves en tenue SM. Maintenant que Brian avait réveillé mes hormones, Lugh favorisait le look cent pour cent américain. Seulement il avait l’air bien trop dangereux pour réussir son coup.

— Pas mal, la tenue, commentai-je d’un air aussi désinvolte que possible en me laissant tomber dans la causeuse face à lui.

Je portais un bas de pyjama en coton et un fin caraco. C’était mieux que d’être nue, mais pas de beaucoup.

Lugh sourit.

— J’ai pensé que ça te plairait.

Je me frottai les yeux.

— Tu ne pourrais pas m’accorder une bonne nuit de sommeil ?

— Tu n’as que deux heures à dormir, dit-il en sachant que j’avais pris le second tour de garde, et tu as gâché plus d’une heure à te retourner dans tous les sens. Je ne te prive pas de beaucoup.

— Mais je suis trop fatiguée pour discuter avec toi.

J’eus l’impression de m’entendre pleurnicher.

Je ne fus pas surprise de constater que Lugh se fichait de mon désir d’échapper aux conversations sérieuses.

— Je vais faire court alors.

Je lui décochai un regard mauvais qu’il ignora.

— Je comprends ton besoin de protéger Brian, dit-il. Et d’ordinaire, je ferais n’importe quoi pour éviter qu’un être humain sans défense se trouve dans la ligne de mire. Mais il est clair pour moi – comme pour toi, au fond de ton cœur – que même si vous ne sortez plus ensemble, il sera toujours vulnérable à cause de votre histoire passée.

— Merci ! lançai-je. J’avais besoin de me sentir un peu plus coupable de l’avoir traîné au beau milieu de cette guerre civile de démons.

— Ce que cela veut dire, c’est que tu n’as aucune raison de continuer à le repousser pour le protéger. Tu vous fais du mal à tous les deux et, de toute évidence, il n’est pas plus en sécurité pour autant.

Mais les raisons pour lesquelles je repoussais Brian étaient tellement plus compliquées et Lugh le savait. Oui, ma première motivation était de le protéger des partisans de Dougal. Mais j’essayais également de le protéger de ma propre vie pourrie.

— Et, continua Lugh, je pense que s’il reste dans la ligne de mire, il a le droit de connaître la vérité.

Je clignai des yeux, je n’étais pas sûre d’avoir bien entendu.

— La vérité ?

Lugh acquiesça, ses yeux d’ambre sombre semblaient percer mon âme.

— Je te donne l’autorisation de lui parler de moi. Et de Dougal.

— Et depuis quand ai-je besoin d’une autorisation ? demandai-je, me hérissant uniquement parce que je me sentais mal à l’aise.

Il sourit.

— Très bien alors, je te donne ma bénédiction. Ça te convient mieux ?

— Pas vraiment, marmonnai-je, l’esprit confus.

Si je racontais tout à Brian, alors je ne me débarrasserais jamais de lui. Et je perdrais l’excuse que je me donnais à moi-même pour justifier qu’il ne pouvait prendre la décision de rester avec moi en toute connaissance de cause. Regardant mes mains, les mâchoires serrées, je m’imaginais arracher le mur que j’avais construit entre l’homme que j’aimais et moi-même. Comment pourrais-je le supporter ? Je me rappelais ce que j’avais ressenti quand j’avais découvert que Raphael l’avait kidnappé, quand j’avais visionné la terrible et terrifiante vidéo de l’homme que j’aimais torturé à cause de moi. Cela avait été le pire moment de ma vie, pire même que celui où j’avais été ligotée sur le bûcher.

Les larmes brûlaient mes yeux et mes mains étaient serrées au point que mes ongles laissaient des croissants exsangues dans ma peau.

— Je ne peux pas revivre tout cela, murmurai-je.

Je ne fus pas surprise de voir Lugh apparaître sur la causeuse près de moi pour me prendre dans ses bras. Et j’étais trop bouleversée pour m’y opposer quand il fourra ma tête dans le creux de son cou tout en frottant mon dos de sa main puissante. Mes bras se glissèrent autour de sa taille et je le serrai fort, absorbant la chaleur et le réconfort de son corps, respirant son parfum unique.

Il n’y avait rien de sexuel dans cette étreinte. Même si je ne pouvais nier qu’il m’attirait et qu’il ne servait à rien de nier la réciprocité. Ce n’était rien d’autre qu’une merveilleuse étreinte réconfortante, à un moment où j’en avais réellement besoin.

— Il sera plus en sécurité s’il sait, dit Lugh, sa voix à peine plus qu’un murmure.

Avant que je puisse lui répondre, je me réveillai au contact d’Andrew me tapotant l’épaule.

— Réveille-toi, petite sœur, dit-il. C’est ton tour de monter la garde.

Les deux prochaines heures allaient être très longues.

 

J’avais raison de penser que cela allait être une des plus longues nuits de mon existence. Après qu’Andrew m’eut réveillée, et alors qu’assise sur le canapé je surveillais la porte, les paroles de Lugh résonnaient encore en moi. Étais-je une poule mouillée parce que j’essayais de me trouver des excuses pour repousser Brian ?

Bien sûr que oui. Cette pensée ne m’excitait pas vraiment mais je savais admettre la vérité. Toutefois, me dis-je, j’avais également des raisons légitimes. Des raisons qui n’avaient rien à voir avec mes complexes et mon sentiment d’insécurité mais qui étaient liées au danger qui me collait à la peau comme la puanteur de la fumée de cigarette après une nuit passée dans un bar.

Quand vint le moment de réveiller Brian pour son tour de garde, j’aurais pu rester avec lui pour lui raconter toute mon histoire de fou. J’aurais pu lui ouvrir mon cœur et soulager un peu la douleur de mon âme. Au lieu de quoi je grimpai avec difficulté dans mon lit et sombrai dans un sommeil profond et fort heureusement sans rêve.

 

Je me réveillai le matin suivant pour découvrir que j’avais été la victime d’un complot masculin visant à me laisser dormir. J’aurais dû prendre un autre tour de garde avant la fin de la nuit, mais Brian et Andy avaient omis de me réveiller. Exceptionnellement, Lugh n’était pas venu me visiter dans mes rêves. Je ne dirais pas que j’étais fraîche comme une fleur mais au moins je n’avais pas l’impression d’être passée sous un camion, ce qui était un changement appréciable.

Je suivis l’odeur du café frais jusqu’à la cuisine et découvris que j’avais encore plus de compagnie que prévu. Dominic était chez lui dans ma cuisine et Adam, assis à la table, sirotait son café dans mon mug favori.

Avant que mon esprit privé de caféine formule un commentaire déplacé, Brian me fourra un mug sous le nez. Le parfum du café me fit dérailler temporairement et je serrai la tasse entre mes mains. Évidemment, après tous ces matins passés ensemble, Brian savait exactement comment j’aimais mon café. Avalant le breuvage béni et me brûlant la langue à plusieurs reprises, je battis en retraite dans le salon en essayant au mieux de ne pas tenir compte de la brigade testostérone qui avait envahi mon minuscule appartement. Des grésillements en provenance de la cuisine m’informèrent que Dominic était aux fourneaux. Tel le chien de Pavlov, je me mis à saliver à cette pensée bien avant que les fumets appétissants atteignent mes narines.

Adam ne tint pas compte de mon désir on ne peut plus explicite d’être seule. Ce qui ne me surprit pas. Il s’assit à côté de moi sur le canapé, appuyant son coude sur le dossier, et me regarda fixement.

— Quoi ? demandai-je quand je ne pus plus supporter ce regard scrutateur.

— J’attends juste que la caféine percute ton système. Je sais combien tu peux être bougonne avant ton café du matin.

Je plissai les yeux avant de jeter un regard par-dessus mon épaule. Oups, Brian était juste là. La chaleur enflamma mes joues. Le visage de Brian était minutieusement neutre, mais je le connaissais trop bien pour ne pas remarquer la pointe de suspicion dans son regard. Je suppose que ma rougeur exagérée ne faisait qu’accentuer mon air coupable. C’est alors que je me rappelai le rêve au cours duquel j’avais observé Adam et Dominic ensemble et combien cette vision m’avait excitée. Mes joues s’embrasèrent de plus belle.

— Adam essaie juste de fiche la merde, dis-je d’une voix tendue. Nous ne sommes même pas amis, encore moins amants.

— Adam, tiens-toi bien, cria Dominic depuis la cuisine.

— Oui, maman, répondit Adam avec un sourire vicieux.

Je ne sais si Brian me crut mais il ne dit rien. Je sirotai mon café en sentant le poids de son regard sur moi. Puis il haussa les épaules et laissa tomber.

— Peu importe, dit-il. Je vais prendre une douche vite fait.

Je détestai ce soulagement qui s’empara de mes épaules quand Brian disparut dans la chambre d’amis. Je ne devais pas laisser Adam me toucher de cette façon, mais c’était difficile d’y échapper. Et je ne pouvais empêcher que la présence de Brian lui donne davantage d’occasions de me torturer.

— Alors, qu’est-ce que vous faites ici ce matin ? demandai-je. Ne te gêne pas, ressers-toi du café. (J’observai Dominic qui s’acharnait au-dessus de la cuisinière.) Et toi, fais comme chez toi dans ma cuisine.

— Merci, répondit joyeusement Dom.

Il faisait frire quelque chose qui impliquait des poivrons et des oignons et qui emplissait l’air d’arômes appétissants. Il avait dû faire des courses avant de venir : aucune chance qu’il trouve dans mon réfrigérateur quoi que ce soit qui sente aussi bon.

— J’ai pensé que tu aimerais savoir que tes parents ont échappé à une éventuelle coopération, déclara Adam.

Je faillis m’étouffer avec mon café.

— Quoi ?

— Quand je suis allé chez eux pour les interroger hier soir, ils n’étaient plus là.

Je n’avais pas dû boire assez de café. Il ne disait certainement pas ce que je pensais qu’il était en train de dire.

— Qu’est-ce que tu entends par « plus là » ?

— J’entends qu’ils ont ramassé tout ce qu’ils possèdent et qu’ils sont partis.

— C’est impossible.

Adam secoua la tête.

— Oh, je t’assure, c’est tout à fait possible. En plus d’avoir ramassé tout ce qu’ils possèdent, ils ont aussi vidé leurs comptes en banque.

Andy nous rejoignit, l’air aussi choqué que moi.

— Mais Morgane était là-bas hier ! protesta-t-il.

— Oui, je sais, répondit Adam avec une patience exagérée. J’y étais aussi, tu te souviens ? Pourtant je vous assure que, quand nous nous sommes rendus chez eux hier, ils n’étaient plus là. Naturellement, j’essaie de savoir où ils sont partis. Personne ne peut disparaître aussi vite et de manière aussi propre sans une quelconque aide extérieure.

— Bradley Cooper, dis-je, sachant que la fourbe petite fouine avait des contacts partout.

Et qu’il n’hésiterait pas à user de moyens illégaux pour couvrir ce que lui – et la Société de l’esprit m’avaient à cacher.

— Son nom m’est venu à l’esprit, admit Adam.

— Tu as déjà pu lui parler ?

— Il dit qu’il ne sait rien, que ses supérieurs lui ont fourni le nom du démon à invoquer et qu’il n’a pas posé de questions.

— Ouais, et le Père Noël existe.

— Bien sûr, puisque nous savons maintenant quel démon il a invoqué, je ne pense pas que le fait qu’il ait été au courant ou non soit d’une quelconque importance. Je pense que nous sommes vraiment seuls face au Jäger. Mais j’aimerais beaucoup avoir une autre petite discussion avec Cooper.

Et moi donc, non pas que j’aie eu l’occasion de lui parler récemment. Je n’avais pas été capable de couper totalement les liens avec mes parents, mais Bradley, c’était une autre histoire.

Le problème, c’est que Bradley trempait dans cette affaire jusqu’au cou. Ce qui signifiait que les chances de lui soutirer des réponses honnêtes étaient plus que réduites. J’avalai une autre gorgée de café en frissonnant. Adam allait-il maintenant utiliser sa technique spéciale d’interrogatoire sur Cooper ? C’était déjà mieux que sur mes parents – du moins, de mon point de vue – mais toujours aussi dangereux. Si Adam avait recours à la violence, il serait forcé de tuer Cooper après en avoir fini avec lui. Sinon, il serait considéré comme criminel et le paierait de sa vie.

Je ne pouvais pas supporter Cooper, mais je ne voulais pas avoir sa mort sur la conscience.

— Gardons la discussion avec Cooper pour plus tard, suggérai-je. Je pense que c’est la dernière personne sur laquelle on peut compter pour nous livrer des infos.

Adam m’adressa un regard pénétrant. Visiblement il avait facilement deviné le cours de mes pensées.

— Et à qui, d’après toi, devrions-nous parler ?

Heureusement, j’avais une idée.

— Mon pédiatre, peut-être. Nous avons plus d’un mystère à élucider, rappelle-toi. Je sais qu’il a pris sa retraite juste après mon entrée à l’université mais nous pouvons probablement le retrouver.

Adam arqua un sourcil sceptique.

— Et qu’est-ce que tu espères qu’il nous apprenne ?

— Il pourra peut-être me dire ce qui s’est passé au Cercle de guérison quand j’avais treize ans.

— Et la raison pour laquelle tu t’attends qu’il nous donne une réponse honnête est…

Je haussai les épaules.

— Je n’attends probablement rien. Mais je pourrai sans doute sentir s’il cache quelque chose ou pas.

Je me rappelai le docteur Williams, un vieux monsieur bienveillant qui avait été gentil avec moi, même pendant mes périodes difficiles. J’avais eu du mal à croire qu’il ait pu être impliqué dans un quelconque plan visant à me faire souffrir. Pourtant, il avait été mon médecin à l’époque de cette hospitalisation qui, j’en étais convaincue maintenant, était suspecte. Il devait bien savoir quelque chose.

J’allais devoir gérer le « problème Adam » quelle que soit la personne que j’approcherais avec mes questions. En ce qui concernait le bienveillant vieux docteur Williams, il était probable qu’il coopère… et moins probable que le côté sombre d’Adam trouve à s’exprimer.

— Comme ça, tu es devenue une experte en interrogatoire ? demanda Adam.

Je gardai mon humeur fermement sous contrôle.

— Je prévois juste de lui poser quelques questions, pas de l’interroger. Et tu vas rester ici et veiller sur les personnes que j’aime pendant que j’agis.

Il éclata de rire, comme je m’y étais attendue. Brian, tout frais de sa douche, les cheveux humides coiffés en arrière, émergea de la chambre d’amis. Son regard passa d’Adam à moi comme s’il s’efforçait de comprendre la plaisanterie.

— Dominic ? demandai-je en haussant le ton pour qu’il m’entende malgré le rire d’Adam.

Dom, qui semblait avoir fini de cuisiner, ouvrait à présent des placards au hasard, probablement à la recherche de vaisselle. Il se figea, une main posée sur une porte de placard.

— Oui ?

— Est-ce que tu peux convaincre ton petit ami de rester ici pour monter la garde pendant que je mène une petite enquête ?

J’essayai de ne pas accentuer l’expression « petit ami » et je m’efforçai également de ne pas regarder en direction de Brian pour observer sa réaction. J’échouai sur toute la ligne. Quand je croisai incidemment son regard, il m’adressa un sourire contrit qui aurait pu signifier n’importe quoi.

— Tu penses vraiment que c’est une bonne idée ? demanda Dom depuis la cuisine.

Il avait localisé les assiettes et les remplissait du contenu de la poêle.

— Tant que je reste dehors à découvert, là où on peut me voir, der Jäger n’osera pas s’en prendre à moi. Pas à moins qu’il ait envie d’un petit rencard avec les fours crématoires de l’État de Pennsylvanie.

— Tu as probablement raison, dit Dominic en apportant deux assiettes sur la table qui était juste assez grande pour accueillir quatre adultes.

Aucun de mes visiteurs indésirables n’était de taille moyenne – non pas que je le sois moi non plus – et je ne voyais pas comment nous allions tous tenir à table.

Puisque je demandais une faveur, je décidai de me rendre utile et aidai à servir. Les assiettes étaient remplies d’omelette hypersoufflée et de pommes de terre sautées et je fus tentée de garder deux parts pour moi.

Je posai les assiettes sur la table puis me tournai pour prendre la dernière quand je faillis percuter Adam qui était apparu derrière moi comme une tempête.

— Laisse Dom en dehors de ça, dit-il. Si tu veux discuter, fais-le avec moi.

— Très bien. Je ne veux pas que tu m’accompagnes quand j’irai parler au docteur Williams. Je ne veux pas que tu…

Je faillis lui dire exactement ce que je ne voulais pas qu’il fasse, puis je me rappelai à temps que Brian n’avait aucune idée de ce qui se tramait. Bien que Lugh m’ait donné l’autorisation de tout confier à Brian, je savais que je ne le ferais pas.

Me tournant dans la direction de Brian, je vis qu’il me regardait aussi – et m’écoutait –, silencieux et curieux. Bon sang ! Nous en avions déjà trop dit pour que je me sente à l’aise. Voilà ce qui arrivait quand je parlais avant d’avoir pris ma dose de café.

— Écoute, dis-je plus calmement, me sentant presque vaincue. J’ai besoin de faire ça à ma façon. Laisse-moi au moins essayer. Je ferai attention. Je prendrai un Taser. Je resterai dans des endroits publics où der Jäger n’osera pas m’attaquer. Et j’ai besoin de savoir que ces trois-là sont en sécurité.

Je fis un geste du bras englobant Brian, Andy et Dom.

Ce dernier alla chercher la dernière assiette dans la cuisine.

— Tout le monde s’assoit et mange, dit-il, appuyé de la hanche contre le comptoir de la cuisine, en s’attaquant à son propre petit déjeuner.

J’essayai de ne pas retenir mon souffle alors que nous étions assis à table à attendre le verdict d’Adam. Bien sûr, il dut se remplir la bouche d’œufs et les savourer avant de s’exprimer.

— Très bien, dit-il finalement et je laissai échapper le souffle que je retenais. Mais si tu ne tires rien de lui, il faudra qu’on procède à ma manière.

Je grimaçai un semblant d’approbation, puis je me mis à son diapason et mangeai comme une truie afin de ne plus avoir à parler.

Morgane Kingsley, Tome 2
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